Qu’est-ce qu’être expatrié ?

Eclairages sur la construction de l’identité culturelle des cadres mobiles. Comment comprendre l’intégration à l’étranger d’un professionnel expatrié ?

 

Au fil des mobilités, comment définir sa propre identité quand certains vont se définir comme des citoyens du monde, d’autres revendiquer haut et fort leurs nationalité d’origine et d’autres encore se reconnaitre dans la bi-culturalité ?  

De plus en plus de Français travaillent dans une langue, parlent à leurs parents dans une autre et ont des amitiés dans une troisième ou une quatrième. Comment comprendre le bricolage ? Qu’est-ce que le management interculturel peut nous apporter sur ce point ? 

Nous allons préciser cela dans les lignes qui suivent en nous inspirant de notre triple expérience de DRH, de professeur et de chercheur en sciences sociales.

Un nouveau paysage de la mobilité internationale

Etre expatrié aujourd’hui est différent de la réalité d’autrefois. Jusque dans les années 60, les cadres mobiles des plus grandes entreprises étaient plutôt associés soit à un membre du comité de direction d’une filiale, soit à la figure du « baroudeur », chargé du transfert de savoir-faire sur des marchés naissants ou des terrains difficiles à conquérir. Depuis les années 80, avec notamment l’essor des fusions-acquisitions, l’influence d’experts mobiles, chargés d’établir des ponts entre deux cultures d’entreprises qui s’étaient rapprochées, s’est accrue. Sont apparus également de jeunes cadres à « potentiel », pouvant mener en deux années, par exemple, à des fins de formation accélérée, trois jobs différents dans deux pays distincts. En plus de leurs compétences techniques, qui les protègent souvent d’un échec immédiat à l’étranger, ces nouveaux cadres mobiles, pour réussir dans la durée, devront montrer des qualités d’animateurs avec des équipes de différentes nationalités.

Même si la durée des affectations à l’étranger s’est souvent réduite, ce type d’expérience reste envié car il favorise le développement d’un réseau personnel, de mettre à l’épreuve ses qualités personnelles, de « s’endurcir » en somme, sans oublier l’acquisition de compétences linguistiques nouvelles !

Ainsi, la figure la plus valorisée des entreprises mondialisées est certainement celle de l’agent de « change », du cadre entre plusieurs « mondes professionnels», en prenant soin de distinguer au moins quatre types de salariés plus ou moins mobiles :

  • les dirigeants nomades qui occupent le sommet de la hiérarchie et vivent dans les avions, régulièrement mobilisés sur des projets de courte ou moyenne durée d’envergure mondiale ;
  • les cadres mobiles voyageant plus épisodiquement et majoritairement dans une région géographique donnée ;
  • les cadres locaux dirigeant des collaborateurs d’autres nationalités ;
  • les cadres locaux qui vivent seulement des formes « d’internationalisation sur place » sans face-à-face directs et prolongés avec des partenaires étrangers, grâce aux nouvelles technologies de l’information.

À la figure désormais classique de l’expatrié succède celle de « nouveaux acteurs de la mondialisation ». Avec elle vient le temps du management interculturel et du juste accompagnement des transferts pour les équipes RH.

La mobilité géographique des cadres n’étouffe pas l’existence des cultures d’origine

Or, les managers ne sont pas interchangeables, capables, dès leur prise de poste, d’être sensibles aux différences culturelles de leurs milieux d’accueil.

Certains cadres vivraient un effet « ciseaux » entre une courbe de qualification professionnelle montante et celle descendante de la « disqualification sociale » dans leur nouveau milieu, liée à la difficulté de faire reconnaître leur culture ou leur langue et de se faire comprendre.

Ainsi, ces cadres cherchent souvent à « bricoler » de façon stratégique leurs identités. Il n’y a pas une « internationale » des cadres qui partagerait pour toujours les mêmes représentations et les mêmes pratiques managériales, mais des cadres internationaux qui veulent faire reconnaître leurs cultures et leurs manières souvent différentes de concevoir les affaires.

Par exemple, le projet de mobilité internationale peut en réalité être façonné par la mémoire des aïeux, par un rapport aux anciens ! Avec l’expérience du transfert international, les cadres sont souvent sur les traces d’un ancêtre qu’ils cherchent à retrouver. C’est une prédisposition mentale favorable, et même capitale, à la réussite de la mobilité géographique, mais qui est peu connue. L’identification nationale ou ethnique des cadres mobiles ne se dissout pas avec l’expérience répétée du voyage. Au contraire, elle peut même devenir un levier de réussite de l’expérience de la mobilité.

Pour mieux la cerner, nous proposons une typologie de cinq postures de cadres mobiles, qui constituent des sortes de « bricolages » résultant de la complexité des appartenances sociales, culturelles et ethniques auxquelles il leur faut s’ajuster à l’étranger.

Les cinq profils de cadres expatriés

Les Conservateurs

  • Ils vivent la mobilité internationale comme la récompense d’une carrière méritante.
  • Ils souhaitent continuer d’entretenir le maximum de liens avec le pays et l’environnement familial et amical dont ils sont issus.
  • Ils témoignent souvent d’un retranchement protecteur vers l’identité ethnique. Lors de leur mobilité internationale, ils paraissent diviser l’univers social en deux hémisphères : ils cherchent à garder intact les modes de pensée hérités de leur culture d’origine dans leur foyer familial, tout en  adoptant à l’extérieur (principalement dans l’entreprise) les comportements minimaux exigés par la vie des affaires (sans apprendre généralement la langue du pays d’accueil et misent sur un « anglais international »).
  • Leur projet : retourner dans leur pays d’origine pour y occuper un meilleur poste dans l’organisation.

Les Défensifs 

  • La mobilité internationale éveille leur conscience d’une appartenance locale et le brassage interculturel aiguise leur sens d’une revendication culturelle.
  • Contrairement aux Conservateurs, ils prennent le risque de défendre leurs origines. Pleinement intégrés à l’activité de l’entreprise, ils se construisent en étrangers et y trouvent des moyens de se distinguer socialement. Prenant le risque de parler au nom de leurs racines, ils veulent infléchir les pratiques managériales (d’évaluation, de recrutement ou de gestion de carrière) en ce sens.
  • Alors que la figure apatride du financier international ou du fonctionnaire européen jouent pour eux un effet repoussoir, nombre de défensifs n’hésiteront pas à apparaître comme « l’Américain » ou « le Norvégien » de Paris, Londres ou Libreville, et à assumer cette identité toujours construite.
  • Leur projet : devenir, de retour dans leur pays d’origine après plusieurs années de mobilité, des entrepreneurs locaux pour mettre à profit les compétences interculturelles que la mobilité internationale leur a permis de cultiver. L’accession à des responsabilités associatives ou d’enseignement, l’entrée en politique sont aussi des possibilités concrètes d’intégrer travail, niveau de rémunération, vie familiale, sens patrimonial en un tout harmonieux.

Les Opportunistes 

  • Ce sont surtout de jeunes cadres qui cherchent à « synchroniser » leurs comportements avec ce qu’ils saisissent d’une conduite type approuvée par leurs interlocuteurs.
  • Pour eux, la participation ethnique n’acquiert tout son sens que mise en rapport avec une position sociale concrète dans l’entreprise ; l’observation de ces mêmes personnes dans le cadre de leur vie privée fait ressurgir certains aspects de la culture minoritaire dans les pratiques alimentaires, matrimoniales ou linguistiques, par exemple.
  • Ils bénéficient fréquemment d’un environnement familial qui accepte la manipulation opportuniste des modèles culturels et permet, ce faisant, d’évacuer la possible culpabilité de tels arrangements avec soi et son passé. Le sujet n’a pas à cacher sa « stratégie » à ses proches. Le masque est en quelque sorte posé à la porte du foyer, à la différence de certains autres cadres qui doivent composer à la fois avec un pôle traditionnel de parents âgés, de jeunes cousins ou d’amis restés dans le pays d’origine et l’univers nouveau du contexte professionnel, des rapports avec l’administration du pays d’accueil ou de l’école des enfants.
  • Leur effort consiste à résorber les dissonances, gérer les entrées-sorties de rôles. Mais, de même que l’on ne sort d’un cadre de référence que parce que l’on entre dans un autre en construction, il serait vain de considérer les Opportunistes comme des sujets ethniques et culturels vides. Toute identité de façade appelle la connaissance maîtrisée de différents comportements et suppose l’apprentissage minimal et limité d’un certain capital culturel et d’un registre d’identités disponibles.

Les Transnationaux 

  • Parce que leur univers familial leur a transmis très jeunes des valeurs cosmopolites, ils font figure d’héritiers.
  • Cadres mobiles de « seconde génération », ils se différencient des cadres locaux qui vivent leur mobilité comme la récompense, en fin de course, d’une carrière méritante (comme certains des Conservateurs). Beaucoup d’entre eux ont poursuivi très tôt leurs études loin de leur foyer familial, hors de leur pays d’origine, au sein d’établissements universitaires réputés, accueillant des étudiants de toutes origines nationales.
  • Ils peuvent ainsi appliquer en entreprise des comportements adaptés, tout un jeu tactique mis au point dans des structures scolaires relativement contraignantes, comparables à l’univers de l’entreprise.
  • Ils sont généralement au moins bilingues, car issus d’un milieu où la diversité linguistique va de soi. De même, la culture internationale est d’autant mieux transmise qu’elle fait partie intégrante de l’histoire familiale et de ses repères identitaires.
  • Ils vivent l’épreuve de la mobilité internationale et le voyage comme un accomplissement de dispositions anciennes et non comme des déracinements temporaires vécus lors de la socialisation secondaire en entreprise.

Les Convertis

  • Ils s’efforcent d’entretenir la plus grande similitude possible avec ceux qu’ils considèrent comme les détenteurs du pouvoir dans l’organisation étudiée, les dirigeants français (par exemple).
  • Le choix de la naturalisation, la recherche d’une carrière entièrement faite dans l’hexagone, le fait de donner des prénoms français à leurs enfants marquent un processus partiellement conscient, et toujours imparfait, de déculturation si l’entreprise qui les emploie est française par exemple.
  • L’orientation dominante de leur conduite met en lumière le concept d’identité négative qui recouvre l’ensemble des traits que l’individu apprend à isoler et à éviter.
  • Ils fournissent ainsi le meilleur exemple d’individus cherchant à rejeter une partie de leur histoire, dans un effort de réécriture personnelle.

Les politiques de préparation à l’expatriation comme l’ensemble des actions de formation à l’interculturel ont tout intérêt à prendre en compte ces réalités socio-psychologiques peu connues qui viennent compléter la série des facteurs « objectifs » censés influencer en bien l’intégration à l’étranger (comme la résistance physique et au stress, l’ancienneté dans le métier, une large concertation avec la famille avant le départ, l’inscription dans un réseau de contacts consolidé, la maîtrise de la langue du pays d’accueil…).

Ces constats s’inscrivent comme un précieux outil de GRH, une nouvelle grille de lecture de la diversité culturelle, pour accompagner judicieusement les nouveaux acteurs de la mobilité.

 


Auteur :

Philippe Pierre (www.philippepierre.com) est docteur en sociologie de l’IEP de Paris, consultant et ancien DRH. Il codirige le Master de Management Interculturel de l’Université Paris-Dauphine avec Jean-François Chanlat et intervient comme expert auprès d’entreprises, associations, ONG… Ses nombreuses publications et recherches récentes portent sur les identités culturelles dans la mondialisation, la socialisation des cadres mobiles, les organisations apprenantes, le courage managérial… Il milite pour un plus grand rapprochement entre perspectives théoriques et dimensions de la pratique en contexte multiculturel.

 
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